|

Dimanche transfiguré au Printemps des arts

Il y avait cet après-midi-là, une lumière comme seule la Riviera peut en offrir, une lumière qui attisait plus encore le dialogue d’azur du ciel et de la mer… La route de Nice à Monaco était plus qu’une promesse de beauté, mais bien une réalité qui, je l’espérais serait encore enrichie par le concert à venir. C’était bientôt le printemps, mais déjà il avait commencé avec Le Printemps des Arts de Monte – Carlo, une manifestation riche en propositions multiples, sur un territoire élargi parfois jusqu’à Nice même. Cet après-midi-là, j’avais rendez-vous avec deux hommes de forts caractères qui, l’un et l’autre, par leur puissance créatrice et leurs audaces formelles, laissèrent, laissent une trace indélébile dans l’Histoire de la musique : mon cher Ludwig et son 16e Quatuor, ainsi qu’Arnold Schoenberg et sa « Nuit Transfigurée ».

Dès la première partie, avec l’Opus 135, le seizième quatuor de Beethoven, le Quatuor Akilone s’empara de nous avec un mélange de subtilité, d’infinies douceurs dans le lento assaï et de puissances fiévreuses avec le vivace, tel Beethoven et sa musique l’exigeaient. Ce quatuor tout féminin restituait ainsi la richesse des textures sonores tissées par Beethoven. Une richesse, d’autant plus troublante, bouleversante, que Beethoven n’entendait pratiquement plus lorsqu’il l’imagina. Avec cette œuvre, l’on plonge au plus profond de l’intériorité même de Ludwig, complexe dans son fracas d’oppositions, dans son goût si caractéristique de fulgurants contrastes, sublime dans sa volonté inflexible d’atteindre dans son art, la perfection que la vie lui refusait.

Après l’entracte, un peu long tant il faisait tomber la tension que j’aurais voulu garder intacte de Beethoven à Schoenberg, comme un seul et même geste musical tissé entre deux compositeurs que presque 50 ans séparaient, entre la mort du premier en 1827 et la naissance du second en 1874.

Vient enfin, La nuit Transfigurée donnée en seconde partie de ce concert. Cette Verklärte Nachte – pour reprendre le titre original- fut composé en 1899, à un moment où Schönberg était follement amoureux de Mathilde, la sœur du compositeur Alexander von Zemlinsky, qui fut également son professeur, comme le souligna le compositeur Bruno Montovani en présentant le concert ;

Ce sextuor à cordes relève de ce que l’on a appelé la musique à programme, un genre beaucoup pratiqué, entre autres par Liszt qui y voyait « la musique de l’avenir », tout comme le poème symphonique. La musique à programme est une musique narrative plus que descriptive, souvent inspirée par un poème. On est donc très loin d’une musique qui n’aurait de signification qu’elle par elle-même, tel qu’elle fut revendiquée, plus tard, par des compositeurs comme Stravinsky. Ici rien de tel, puisqu’au départ l’inspiration vient du poète allemand Richard Dehmel. Le texte est un poème appartenant à son recueil : La Femme et le monde (Weib und Welt), une œuvre publiée en 1889 et qui fit alors scandale. Pourquoi ? Il s’agit du dialogue entre deux amoureux. La jeune femme est enceinte d’un autre, elle l’avoue paniquée à l’idée d’être rejetée par celui qu’elle aime et qui n’est pas le père de l’enfant. Mais celui-ci emporté par son amour accepte et la femme et l’enfant. Puisqu’il est d’elle, il sera donc aussi le sien ! Le message ici délivré est évidemment celui de la force d’amour capable de tout surmonter, de tout transfigurer par une sorte de nouvelle morale, radicalement disjointe de la convention bourgeoise, parce qu’elle donne la primauté à la valeur du sentiment, de l’Éros, sur toutes autres considérations morales ou sociétales.

Si cette œuvre n’est pas encore la grande révolution que Schonberg devait apporter avec le dodécaphonisme, puis la musique sérielle inaugurée par la Valse de l’Opus 23 du même Schönberg en 1923, elle est tout de même porteuse de nouveauté, en cela qu’il faisant de la musique de chambre à programme, un genre, jusqu’alors plutôt dédié au symphonique. À l’écoute du Quatuor Aquilone à qui s’étaient joints pour l’occasion, le violoniste Sindy Mohamed et le violoncelliste Henri Demarquette, je fus frappée, une fois de plus, par la puissance lyrique de cette musique qui épouse note à note les lignes émotionnelles changeantes des deux protagonistes, cela avec un dessin d’ensemble incroyablement libre, une richesse de thèmes multiples, une variation des nuances dynamiques, jumelles de la variation des états sentimentaux qui vous emportent du début à la fin de cette œuvre magistrale, magistralement ici interprétée.

Cet apaisement soudain, illuminant la nuit de ses deux êtres amoureux, me fait penser à un tableau mystérieux peint en 1890 par Winslow Homer : Nuit d’été deux femmes dansent au bord de l’océan,  comme seules au monde, au cœur d’une nuit toute d’ombres et de lumière.

J’ai assisté à ce concert, avec en tête une amie qui m’avait un jour fait une confidence que je n’ai jamais oubliée, à propos de sa propre vie. Elle était enfant, emprisonnée dans une enfance difficile, violente, une violence qui la plongeait dans une obscurité qui semblait sans fin. Un jour, par hasard, alors qu’elle était dans le couloir de l’école, elle passa devant une classe d’où montaient les effluves d’une musique qui peu à peu l’enveloppa, la bouleversa, d’une certaine façon la prisent tout entière. C’était cette même Nuit transfigurée d’Arnold Schonberg qui la cloua sur place… intensément à l’écoute… Achevant son récit, cette amie a rajouté en un souffle : « À cet instant, j’ai découvert que la beauté existait et cela a changé ma vie, une porte s’est ouverte… cette musique a changé ma vie… ». En quittant la salle du théâtre Princesse Grace à Monaco, ce dimanche-là, j’ai ressenti au plus près ce que cette amie m’avait confié et  pourquoi cette Nuit transfigurée avait transfiguré sa vie…

La nuit transfigurée dans une version pour orchestre intense et épurée sous la baguette de Pierre Boulez

Plus d'articles